L'école en Afghanistan

Kandahar, Afghanistan - Le 15 novembre 1996


A l'école des Moudjahidins

Dans le sud du pays, à Kandahar, les Talibans ont rouvert des écoles de garçons, sous-tendues par une idéologie religieuse des plus fondamentalistes. Après quatre années sans école à Kandahar, la question se pose cruellement pour les familles : faut-il envoyer leurs fils dans ces écoles au risque de les voir tourner en « véritables petits moudjahidins » ou les priver encore d'éducation ? Pour les filles, interdites « temporairement » d'école par les Talibans, la question ne se pose même pas...

 

n jour, mon fils de sept ans est rentré de l'école en m'affirmant que le Jihad, la guerre sainte, était indispensable. J'ai préféré lui interdire de retourner en cours. » Mohammed habite Kandahar, la plus grosse ville du sud de l'Afghanistan. Il est cadre supérieur. Et il sait déjà que son jeune fils ne le deviendra peut-être jamais... Le problème de Mohammed, comme celui de centaines d'autres familles habitant à Kandahar : scolariser ses enfants dans une ville hier déchirée par la guerre civile, aujourd'hui pacifiée sous le strict contrôle des Talibans, des fondamentalistes islamistes. Certes, des écoles pour garçons ont ici rouvert, au grand soulagement d'une partie de la population.

« Depuis que nous avons ouvert, voici un an, nos classes sont bondées  » affirme Mahmadaoud Barak, directeur de « Alberoney high school », la plus grosse école de la ville. Les bâtiments, en partie détruits par des tirs de roquettes, ont été retapés. Seules conditions pour s'inscrire en première année : « Ne pas avoir de maladie, avoir sept ans et qu'il nous reste de la place ». La journée de classe a été divisée en deux services, afin d'accueillir plus d'élèves. Depuis, près de deux mille garçons de six à dix-huit ans prennent chaque jour, à l'exception du vendredi, le chemin de cet établissement. En première année, l'équivalent du cours préparatoire des écoles françaises, les gamins s'entassent à plus de cent dans une toute petite salle.

Des mollahs qui s'improvisent instituteurs

« Prenez vos manuels de pashtou ». L'ordre est sec, intimé par un professeur plus habitué aux prêches des mosquées qu'à des enfants de six ans qui doivent apprendre à lire et à écrire. Cet homme enturbanné, qui s'improvise instituteur, est un mollah, un cadre religieux de l'Islam. Il a été dépêché dans l'école par le Ministère de l'éducation basé à Kandahar. Son rôle officiel : remplacer les institutrices désormais cloîtrées à la maison et surtout veiller à la stricte application de la charia, la loi islamique, dans l'établissement. Ils sont dix-huit mollahs à « Alberoney », sur un total de 46 professeurs. Tous les élèves doivent désormais porter le turban et le « chalwar camiz », l'habit traditionnel afghan. Les garçons les plus âgés doivent aussi laisser pousser leur barbe. Un seul mot d'ordre : se rapprocher le plus possible, en apparence comme dans la ferveur religieuse, du Prophète Mahomet, celui qui a reçu, au septième siècle, la parole de Dieu et fut à l'origine de la religion islamique.

Les livres de classe témoignent aussi de cette logique : plutôt que de recycler les manuels scolaires importés par les Soviétiques au temps de l'occupation, « une apologie du communisme », les Talibans ont acheté des manuels imprimés ces dernières années au Pakistan par les factions moudjahidins, les ennemis d'hier. L'atout imparable de ces manuels : une apologie de l'islamisme. Résultat, certaines familles, à l'exemple de Mohammed, ont choisi de priver leurs garçons d'école plutôt que de risquer de les voir tourner en « véritables petits moudjahidins ». D'autres ont choisi le pragmatisme. « Bien sûr, tout tourne autour de la religion. Mais mon fils apprend au moins à lire et à écrire, au lieu de rester à la maison sans rien faire » explique Fatima. « Mes trois filles n'ont pas la chance de leur frère. Elles sont interdites d'école par les Talibans. »

Une interdiction « temporaire » ?

Au ministère de l'éducation, un bâtiment poussiéreux dont la cour est envahie par des poules, un lance-flammes rouillé et des Talibans qui tripotent négligemment leurs kalashnikovs, le vice-ministre Saïd Nazer Mohammed Agha sourit. « Les écoles pour filles vont rouvrir. L'interdiction était temporaire. Nous devons prendre le temps d'assurer leur sécurité et d'organiser des écoles séparées.  » Quant à la mise en place d'écoles séparées, filles d'un côté, garçons de l'autre, le vice-ministre refuse d'expliquer pourquoi l'école des filles, qui existait avant la guerre et accueillait 700 élèves, a été remplie de garçons à la rentrée dernière... Sa seule réponse : « L'éducation des filles n'est pas notre priorité ». Fin de l'entretien.

Sous le sceau du secret, des centaines de familles continuent pourtant à éduquer leurs filles. Un système parallèle, et illégal, s'est mis en place : des parents paient des professeurs pour qu'ils donnent des cours privés à leurs fillettes. D'autres parents, moins aisés, tentent d'assurer eux-mêmes le minimum scolaire de leurs enfants. Combien d'enfants, filles ou garçons, sont-ils ainsi scolarisés ? « Difficile de donner des chiffres, puisque le système n'est pas officiel. Disons que plusieurs milliers d'enfants sont plus ou moins éduqués de cette façon à Kandahar » affirme un expatrié, dont l'ONG soutient officieusement certains de ces cours privés. Un retour de la scolarisation officielle des filles n'est cependant pas complètement impensable à Kandahar. « J'ai bon espoir. Les Talibans devront bien, s'ils restent en place ici, réaliser un jour que les filles doivent elles-aussi être éduquées » estime Semaneh Tamrat à l'Unicef.

Les Talibans ont donc amené la paix dans la ville et dans plusieurs autres régions du pays , exhauçant malgré leur zèle fondamentaliste le voeu le plus cher d'une population traumatisée par les horreurs d'une guerre longue et fratricide. Les armes se sont ici tues. Reste aux enragés de l'Islam à exhaucer enfin le voeu d'Aziz, réfugié comme des centaines de milliers d'autres Afghans au nord du Pakistan, à Peshawar : « Je ne rentrerai pas tant que mes cinq enfants n'auront pas la possibilité d'être éduqués normalement et de préparer ainsi l'avenir de leur pays ». D'autres familles, moins fortunées, n'ont pas eu le choix. Et elles écoutent chaque soir leurs fils réciter leur alphabet : « A, comme Allah. J, comme Jihad... » L'ordre des choses, tel qu'une dizaine de milliers de petits garçons l'apprennent aujourd'hui à Kandahar, capitale des Talibans


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