Inde

Bombay - Le 30 janvier 1997


Bombay : Les rêves en technicolor

La capitale économique du pays brasse les milliards de roupies jusque dans ses salles de cinéma. « Bollywood », l'une des plus importantes industries cinématographiques du monde, fait rêver les foules. Celles qui se pressent dans les salles pour fantasmer le temps d'un film. Et celles qui se pressent dans les bureaux des producteurs tout puissants, en espérant décrocher un rôle et pouvoir enfin croquer un morceau du rêve.

 

« AEPTSDABE ». Trois heures. Pas une minute de moins. Trois heures de chants langoureux, de déhanchements sexy, de scénario kistch et de scènes langoureuses. Devant des milliers de mirettes ébahies, voici « Raja Hindustani », le film qui a cartonné en janvier dans les salles indiennes. Un film hindi comme des milliers d'autres : le héros est beau, l'héroïne est pauvre, il se rencontrent dans des circonstances abracadabrantes. Ils dansent et chantent, le héros se bat contre les méchants, l'héroïne pleure beaucoup, les effets spéciaux se succèdent, la musique chewing-gum couvre les gémissements angoissés des spectateurs. Et pouf, au bout de trois heures, mariage au temple avec toute la famille réunie, bien sûre ravie et heureuse. Et c'est parti pour l'amour-éternel-pour-toujours-sans-divorce-avec-beaucoup-d'enfants (« AEPTSDABE » pour les initiés du tronc d'arbre). Ce genre d'histoire simplette constitue toujours la base des scénarios de « Bollywood », la troisième industrie cinématographique du monde derrière le Japon et Hong Kong. Ces superproductions sont surnommées les films « masalas » (en hindi : « mélange d'épices »). Un soupçon de violence, une grosse louche d'amour, quelques grains de suspens, un lourd saupoudrage de musique et de danse, le tout noyé dans des litres d'eau de rose. Six cents longs métrages, fabriqué selon la même recette, sortent chaque année de la douzaine de studios que compte Bombay.

 

Stars et fils. La seule prétention des producteurs : faire beaucoup d'argent. Et accessoirement distraire le spectateur. Ca ne loupe jamais. Pour chaque nouveau film, ils sont des millions à se presser dans les salles, avides d'oublier un quotidien souvent difficile moyennant une dizaine de roupies (environ 2 FF). Les jeunes filles, la plupart promises à des mariages arrangés, rêvent devant des scénarios d'un machisme outrancier, où la sexualité est toujours absente mais les héros toujours très heureux sans bisous, censure oblige. A la fin du film, les p'tits gars roulent des mécaniques, tout prêts à se battre à mains nues contre des bandes hurlantes armées jusqu'aux dents. Comme leurs héros. Les acteurs sont en effet de véritables idoles, vénérés comme des divinités hindoues. Ils racontent leurs vies mouvementées (« J'aime une fille, on s'aime, c'est chouette. Elle ne m'aime plus, je suis triste ») à longueur d'interviews, dans la multitude de magazines indiens consacrés au cinéma. Pour atteindre la consécration, ils se sont pliés à tous les sacrifices. Ils ont appris à monter à cheval comme John Wayne (« tagada, tagada »), à nager comme l'Homme de l'Atlandide (« plouf, plouf »), à rouler des yeux romantiques comme le loup de Tex Avery (« yoyoyoooo »), à se battre comme Bioman (« Bi-o-man, bi-o-man »). Ils ont suivi un régime spécial grassouille, histoire d'avoir l'air costaud. Et le plus souvent, ils ont surtout un papa producteur, un cousin acteur ou un frère réalisateur.

 

Paillettes et strass. Pour tous ceux qui n'ont pas d'histoire familiale en technicolor, il reste les écoles de comédie qui ont proliféré à Bombay ces dernières années. Malins, certains « professeurs » ont flairé l'argent facile. Car ils sont des milliers, ces jeunes issus des petites villes du pays, à rêver paillettes et strass. Leurs parents, avides spectateurs des films masalas, se sont aussi mis à croire à l'argent rapide et à la gloire instantanée. Des familles de classe moyenne n'hésitent pas à s'endetter jusqu'au cou pour que leur progéniture puisse tenter sa chance à Bombay. Ecole de comédie : 20.000 roupies (environ 3500 FF) pour quatre mois. Club de sport : 30.000 roupies (environ 5.000 FF) pour l'année. Cours de danse : 10.000 roupies (environ 1700 FF) par an. Accessoirement, certains rajoutent de la chirurgie esthétique (refaire le nez : 6000 FF), des lentilles de contact de couleur verte (la grande mode, 1000 FF la paire), un chauffeur pour faire riche, un appartement à Bombay et une servante (parce qu'on ne laisse pas les filles habiter seules dans une grande ville dangereuse). Salaire mensuel moyen des Indiens : 6.000 roupies (environ 1000 FF). Les parents s'endettent. Les grands-parents aident comme ils peuvent. Selon B.R. Chopra, l'un des principaux producteurs sur la place, la plupart de ces jeunes ne perceront jamais. Manque de talent, manque d'audace, manque de relations. Les raisons sont multiples. Le résultat est le même : « Ils finiront Monsieur ou Madame Personne à Bombay. Blessés à jamais ». Et ruinés.

 

Plus d'argent, plus de mariage arrangé. Mais ce sont encore les filles qui tirent le mieux leur épingle du jeu. Neelam, 22 ans, est arrivée d'Agra, une petite ville du nord du pays, voilà trois ans. « J'ai persuadé mes parents de me laisser dépenser l'argent qu'ils avaient économisé pour mon mariage. J'ai pris des cours de comédie et de danse, j'ai fait des régimes draconiens, j'ai pris un abonnement dans un club de sport. Je n'ai toujours pas décroché de rôle. Je n'en aurai peut-être jamais. Mais j'ai au moins pu quitter ma petite ville. Mes parents ne peuvent plus organiser de mariage arrangé, puisque l'argent de la dot est parti. J'ai appris à me battre ici. Je trouverai un boulot, un mari. Et je pourrai vivre à Bombay toute ma vie. Peut-être même voyager. » Neelam est certes loin du rêve bollywoodien. Mais elle sait aussi qu'elle est bien loin de la destinée que ses parents lui avaient tracée à Agra. Celle d'une jeune fille mariée à vingt ans dans une petite ville du pays. Soumise à un mari qu'elle n'aurait découvert que le jour de son mariage. Neelam vit aujourd'hui seule à Bombay, en compagnie d'une servante assignée par son père. Avec sa complicité, elle peut choisir ses amis. Elle galère, mais elle peut sortir le soir. Elle peut conduire seule. Elle peut avoir un compte en banque à son nom. Tout cela peut sembler bien dérisoire... Mais pour une fille indienne née à Agra et élevée dans la plus pure tradition hindoue, c'est déjà beaucoup.

Notre parcours en Inde

Nous avons privilégié l'Inde du Sud, l'une des régions les plus scolarisées de l'Inde. Après une rapide halte à New Delhi puis à Agra, nous sommes directement descendus à Bombay. Nous avons ensuite rejoint Goa par bateau, puis le Kerala par train. Dans le Kerala, nous avons alterné entre le bateau et le train, deux moyens de transports sûrs et efficaces. Nous comptions prendre un cargo entre Madras et Singapour. Pris par le temps, nous avons finalement été obligés de prendre un avion pour rejoindre le sud-est asiatique.


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