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Inde | ![]() |
Quilon - Le 30 janvier 1997
Les petites venises indiennes
A la pointe sud de l'Inde, il est un paradis aquatique qu'on ne peut découvrir qu'en bateau. Les « backwaters » du Kerala : un monde luxuriant sillonné par de petits canaux tropicaux. Un paysage verdoyant, où l'eau et la terre semblent ne faire plus qu'un. Un paysage extraordinaire, qui dicte aux habitants un mode de vie très particulier. | ![]() |
Un monde magique créé par les dieux hindous. La lune orange se détache derrière les bouquets de cocotiers. Le paysage vire doucement au bleu marine, la couleur d'une nuit qui s'annonce claire et calme, comme d'habitude. Le clapotis tranquille des canaux va se perdre contre les berges ombragées. Une femme en sari orange achève de faire la vaisselle, accroupie au bord de l'eau claire. Les familles rentrent doucement dans les maisons aux couleurs vives. Demain, le soleil se lèvera à nouveau sur l'un des plus extraordinaires paysage de l'Inde. Un monde aquatique, si magique qu'on le dit créé ici par les dieux. D'étroites bandes lagunaires, larges de quelques mètres à peine, accueillent quelques centaines de petits villages de pêcheurs et d'agriculteurs. De petits aigles roux tournoient au-dessus des canaux. Les mouettes viennent picorer les filets des pêcheurs. Un serpent aquatique se faufile entre les jacinthes d'eau. La nature est luxuriante, verdoyante, généreuse. Les manguiers, les cocotiers, les arbres à épices, les bananiers, les plants d'ananas bordent chaque îlot. Les lagunes s'étalent sur 1900 kilomètres, lovées entre la mer des Laquedives et les montagnes abruptes des Ghats. De l'eau et de la terre, on ne reconnaît plus les frontières. | ![]() |
Une population éduquée et cosmopolite. Le Kerala vit au fil de ses rivières, de ses lacs et de ses canaux depuis la nuit des temps. Les navigateurs de Phénicie, de la Rome antique ou de la Chine lointaine venaient y chercher des épices, du bois de santal et de l'ivoire. Les Arabes, qui ont assuré pendant des siècles le commerce des épices en direction de l'Europe, ont finalement mis la puce à l'oreille des Portugais. Une contrée riche, très riche, existerait donc dans le lointain Orient. Vasco de Gama s'y est collé. Embarquant dans un navire au départ de Lisbonne, l'explorateur a posé le pied quelques mois plus tard sur les côtes fertiles du Kerala. C'était en 1498. Vasco de Gama entrouvrait alors sans le savoir la boîte de Pandore de la colonisation européenne en Inde. Mais le Kerala n'est décidément pas une province comme les autres. Plutôt que de se soumettre benoîtement à l'envahisseur, les trente millions d'habitants se sont nourris du brassage des cultures, devenant l'une des populations les plus éduquées et les plus cosmopolites du pays. Une population entourée par une nature luxuriante, qui lui offre ses bienfaits tout en lui dictant un mode de vie très particulier. Les habitants circulent dans de frêles pirogues poussées à l'aide de bâtons en bambou. Les femmes s'abritent du lourd soleil sous des parapluies noirs qui font office d'ombrelles. Les hommes portent le lungi, un drap coloré dont ils entourent leurs hanches, et qu'ils relèvent pour marcher dans l'eau. Chacun fait ses ablutions dans les lagunes, indifférent au va-et-vient des bateaux. | ![]() |
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Une nature follement généreuse. La nature semble folle. Tellement épaisse qu'on la croirait jungle. Pourtant, au milieu des cocotiers, des lagunes sablonneuses et des arbres tropicaux, dans ces toutes petites bandes de terre, on rencontre des agriculteurs qui réussissent à élever veaux, vaches, cochons dans de minuscules parcelles d'herbe. Les chemins sont propres. Les pêcheurs placides. Ils attendent le coucher du soleil pour aller déployer leurs filets depuis les pirogues taillées dans les bois tropicaux. Les eaux sont poissonneuses. Les arbres imposants. Les noix de coco, les mangues, les « jackfruit », les clous de girofle, les régimes de bananes, les ananas, les noix de cajou, la cannelle, le poivre... On ne compte plus les récoltes que les habitants peuvent aller vendre dans les marchés des petites villes keralaises. Les feuilles d'ananas sauvages, une fois séchées et traitées, sont utilisées pour le rembourrage des matelas. Les cocotiers fournissent la fibre de coco, tissée par les femmes en longues cordes résistantes qui serviront à fabriquer les embarcations. Le coprah, la noix de coco séchée, est pressée pour obtenir de l'huile de coco. Les femmes, toujours magnifiques dans leurs saris impeccables, s'en servent pour soigner leurs longues chevelures noires. Les habitants ont même réussi à transformer certains dangers naturels en bienfaits : « l'arbre à suicide », dont le fruit est mortel, sert ainsi à fabriquer des insecticides qui éloigneront les parasites des cultures et les moustiques des maisons. | ![]() |
Les temples du bord de l'eau. Ouvert à de multiples cultures et à de nombreux savoirs grâce aux contacts maritimes ancestraux, le Kerala s'est aussi ouvert aux différentes religions. L'hindouisme y reste majoritaire, mais l'Islam et le catholicisme y sont tout aussi solidement implantés, dans un esprit de tolérance absolument unique en Inde. Lors de la partition, en 1947, la province n'a pas sombré comme les autres dans les massacres inter-religieux. Les temples coexistent pacifiquement. Les fêtes religieuses de tous bords se déroulent sans heurts. A Quilon, une petite ville du centre de la province, on entend chaque soir le chant des muezzins s'élever au dessus de la rivière. Dans le lointain, les rythmes saccadés des cérémonies hindoues se mêlent aux prières coraniques. A vingt heures, les cloches des églises battent le rappel des fidèles. Les ferries et les pirogues emmènent les habitants dans les temples du bord de l'eau. Des femmes voilées, d'autres en saris, couvertes de colliers de fleurs prêts à être offerts aux divinités hindoues. D'autres encore sont en tailleurs. A leur cou brille une petite croix discrète. Chacun ses divinités. Chacun sa religion. Mais pour tous, une même région. Magnifique. Généreuse. Unique. Forcément bénie des dieux. | ![]() |