Inde

Quilon - Le 30 janvier 1997


Je roule, tu roules, ça grouille

Les routes indiennes... Un poème à la Prévert, encombré d'engins roulants, poussants, fumants, grinçants, hurlants. Des machines souvent infernales, de toutes sortes et de toutes tailles. Les Saint-Christophe locaux ornent toutes les cabines de pilotage. On comprend rapidement pourquoi.

 

Les rickshaws, insectes de la route. Trois roues, un fauteuil passager à l'arrière, un petit réservoir goulu qui attend son mélange d'essence et d'huile, un moteur de mobylette, une fumée âcre et un volant de moto. Le rickshaw, petit triporteur risque-tout, constitue le moyen de transport privilégié des Indiens du nord et du sud, des villes et des campagnes. Pour quelques roupies, l'engin miniature vous charge et puis s'emballe, s'enfilant au milieu des bus, des camions et des voitures. Les audaces des chauffeurs sont à faire pâlir les plus impassibles. Leur secret : le klaxon. Chacun de ces insectes de la route est muni d'une sirène hallucinante, digne d'un 38-tonnes américain. Une condition de survie bruyante et indispensable sur les routes indiennes, où ne prévaut qu'une seule loi : celle du plus fort. Les petits rickshaws frimeurs bénéficient de quelques secondes de répit avant que les camions et les bus n'identifient l'origine d'un coup de klaxon si puissant. Très vite, les monstres roulants reprennent leurs droits, au beau milieu de la route, fonçant sans se préoccuper des plus petits. Au rickshaw, il reste les bordures de route instables. Voie kamikaze, sous peine d'écrabouillage.

 

Les Ambassadors, noblesse de la route. Toutes rondes , ces voitures de grand-papa font la fierté de leurs chauffeurs. De fabrication entièrement indienne, ce véhicule a été copié sur la Morris Oxford, un modèle britannique qui date des années cinquante. Dans la hiérarchie des taxis, les chauffeurs d'Ambassadors sont les seigneurs de la file d'attente. Standing oblige, on ne les verra pas se mêler à la populace des chauffeurs de rickshaws. Eux ne se ruent pas sur le client, ils l'attendent et l'acceptent si bon leur semble. Nuance. Quant aux heureuses familles indiennes propriétaires, elles ne sacrifieront jamais la traditionnelle balade du dimanche. Les gamins dans le coffre, pépé et mémé à l'arrière avec les oncles, les tantes et les cousins, papa et maman devant avec les nouveaux bébés. On passe et on repasse dans le quartier. On descend les vitres fumées. On frôle les cyclistes. On klaxonne les gamins qui jouent au cricket. Les voisins sont verts. Mon Dieu, quelle belle journée.

 

Les camions, monstres du bitume. De tout ce qui roule et souffle sur les rubans de goudron indiens, les plus impressionnants sont les camions. D'énormes machines de ferraille, à la remorque parfois faite de bois, foncent vers leurs destinations. Semblent rouler vers nulle part. Doublent en virage. Occupent toujours le milieu de la route. Freinent en catastrophe. Klaxonnent à la folie. Rugissent comme des monstres. Perdent une partie de leur cargaison au fil chaotique des nids-de-poule. Les routiers font un métier particulièrement dangereux. Ils le savent. Mais ne s'en soucient guère. Ils ont avec eux Shiva, Sahi Baba ou Ganesh, des déités hindoues dont les statuettes décorent lourdement les cabines. Les Saint-Christophe indiens faillissent parfois à la lourde mission qui leur est confiée. En témoignent les centaines de camions qui gisent, pattes en l'air, dans les fossés. Carcasses fumantes ou rouillées qu'aucun service de voirie ne prend la peine de déplacer. Quelques pieux habitants viennent y déposer des colliers de fleurs, petit hommage dérisoire et odorant aux lourds géants de ferraille.

 

Les Enfields, motos mythiques. Elle rugit comme une Harley-Davidson mais peine dans les côtes. Le design est pur, l'entretien facile, mais les défauts de fabrication laissent entrevoir de futurs problèmes mécaniques. L'Enfield fait tout de même rêver les masses. Les hippies l'ont utilisé pour faire le tour de l'Inde dans les années soixante-dix. Les Européens en vacances rêvent d'en ramener une dans leurs bagages. Les Indiens y voient la crème de la moto. Lunettes de soleil bien arrimées sur le nez, en bras de chemise, Monsieur promène fièrement Madame, assise en amazone, sari au vent, les gamins dans chaque bras, petites marionnettes désarticulées au gré des bosses.

 

Les bateaux en vogue dans le sud de l'Inde. La province du Kerala boude les belles routes construites par le gouvernement dans les années soixante-dix. Seuls les plus pressés s'aventurent dans cette jungle klaxonnante. Pour la majorité des Keralais, les voies aquatiques utilisées depuis des siècles restent le moyen de communication privilégié. Il faut voir ces canaux tranquilles, ces rivières et ces lacs sillonnés par tout ce qui est en état de flotter. De minces pirogues instables, taillées à main d'homme dans les bois tropicaux, amènent les pêcheurs dans les eaux poissonneuses. Un coup de hanche, un tour de main, et le filet blanc se déploie en une corolle légère au fil de l'eau. Au soleil couchant, d'étranges « bateaux-coquillages » emmènent les étrangers admirer la lune orange qui se détache au dessus des bouquets de cocotiers. Tous les dimanches, d'énormes ferries brinquebalants, fumants et soufflants, drainent leurs cohortes de passagers endimanchés vers les églises et les temples cachés dans la verdure. Il y a enfin ces vieux chalutiers colorés, dignes des dessins animés de Popeye, qui chaque soir font hurler leurs sirènes à minuit. Ils saluent la nuit trop vite tombée sur les canaux, redevenus pour quelques heures seulement le royaume tranquille des poissons et des serpents d'eau.

 

Les trains, « catégorie générale ». Certainement le plus sûr moyen d'arriver entier à destination. Mais pas forcément le plus ennuyeux. Indian Railways, quatrième réseau ferroviaire du monde, gère plus de 60.000 km de voies. Sept mille trains circulent chaque jour, transportant plus de dix millions de voyageurs ! Il faut voyager au moins une fois dans les wagons de troisième classe, pudiquement dénommée « catégorie générale ». De pauvres bancs de bois accueillent les hordes de voyageurs, qui ne peuvent se permettre de payer que quelques roupies. Bondés, grillagés aux fenêtres pour éviter toute resquille, ces wagons résument la diversité indienne. On y croise des familles endimanchées, parties pour un week-end à l'autre bout du pays. Des sadhous, des moines-mendiants qui ont tout quitté pour prendre la route et tentent d'y trouver la sérénité. Des groupes de jeunes, à la maigre moustache poussottante, défient les lois de l'apesanteur en se penchant hors des portes. Des vendeurs, montés à la précédente station, ploient sous leurs marchandises : bidons de thé au lait sucré, de café, sacs de cacahuètes, de pop-corn, de bananes frites... Les étagères à bagages sont occupées par les enfants et les adolescents, qui depuis leurs perchoirs, observent en riant la vie étrange de ces wagons grouillants. Dans une vingtaine d'heures, la loco poussive aura rempli sa mission : amener à destination plusieurs milliers d'âmes. Chacun se précipitera dans la gare, happé par les porteurs de valises, les vendeurs, les nettoyeurs d'oreilles, les cireurs de chaussures, les mendiants, les rabatteurs d'hôtels, les chauffeurs de rickshaws ou de taxis. Des gamins en haillons monteront dans les wagons, pour y ramasser les déchets de nourriture, les bouteilles d'eau vides, les papiers gras... Ils trouveront peut-être un paquet de gâteau ou une banane entière, petits trésors oubliés. Le wagon sera entièrement nettoyé par ces petites mains clandestines. Un autre voyage peut commencer.

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