Islamabad

Islamabad - Le 25 novembre 1996


« A dix minutes du Pakistan »

La police pakistanaise, qui n'a pas toujours excellente réputation, a vraiment fait du bon boulot : dans les nombreux parcs et jardins de la capitale pakistanaise, pas seul un mendiant... Juste des milliers de maisons immenses que se sont fait construire les grandes familles du pays, qui cohabitent dans cette ville aseptisée avec les diplomates. Et les domestiques, transparents.

 

es toasts au caviar, délicieux... Sanjee, drapée dans un chalwar camiz de soie noire, se sert. Pas un regard pour le domestique qui tient le plateau. Pas un remerciement. C'est que Sanjee sait vivre. La trentaine obèse, la peau laiteuse et les mains moites, la jeune femme appartient à l'une des grandes familles politiques du Sindh, une province située dans le sud du Pakistan : « Moi même, je pense me présenter aux élections du 3 février prochain. Avec ma famille, ce sera facile... » Son pedigree lui a aussi valu d'être invitée à l'une des réceptions donnée par l'une des nombreuses ambassades d'Islamabad, une espèce d'immense bunker protégé par des hordes de gardes armés. Son mari, qui prétend travailler pour les services secrets pakistanais, raconte à qui veut l'entendre son dernier voyage à Eurodisney : « Je crois que j'ai préféré Disneyworld, en Floride. Ou peut-être celui de Tokyo, finalement... »

On commente d'un air désespéré les derniers scandales en date : la révocation de l'ex-Premier ministre Benazir Bhutto, le meurtre obscur de son frère, la politique anti-corruption lancée par l'actuel gouvernement intérimaire... Les toasts foisonnent. Le whisky et le gin aussi. Personne ne s'en offusquera. Nous sommes pourtant au coeur de la République islamique du Pakistan, en sa capitale. Officiellement, l'alcool est interdit. Mais c'est qu'ils savent tous vivre. Ils sont tous allés en Europe, ont dormi dans les meilleurs hôtels, ont eu leurs visas sans aucun problème. Ils sont riches. Très riches. Ils plissent le front d'un air préoccupé quand on leur parle de la pauvreté du pays, murmurent « C'est terrible, il faut faire quelquechose » et partent se resservir un double whisky. Pour se donner du courage, certainement.

Débauches de marbre blanc

La réception se termine. Ils conduisent ou se font conduire dans leurs voitures climatisées (« En été, on vit un enfer, vous savez ») et rejoignent leurs palaces de marbre blanc. Ils habitent à Islamabad, une ville située « à dix minutes du Pakistan », comme aiment à le répéter certains. En tous cas, à des années lumières du peuple pakistanais. Pourtant, voilà trente-cinq ans, le gouvernement avait fait construire cette ville pour se rapprocher du reste du pays. L'ancienne capitale, Karachi, située à l'extrême sud, était vraiment trop éloignée. Le gouvernement a donc choisi un terrain vierge, au coeur du Pakistan, à mi-chemin des montagnes himalayennes, des côtes du Golfe persique, des zones tribales de l'est du pays, des déserts situés à l'ouest. Et en 1961, un architecte s'y est collé : des larges avenues, des parcs, des quartiers indépendants construits autour de centres commerciaux... Toute la bourgeoisie du pays, toutes les grandes familles politiques et tous les diplomates y habitent désormais.

Il faut prendre une route à quatre voies pour rejoindre la ville de Rawalpindi, à quinze kilomètres, et retomber dans la réalité pakistanaise : les bazars surchauffés, les familles qui campent sur les trottoirs, les gamins qui travaillent dans les échoppes, les gamines qui fouillent les immondices, les taux de scolarisation parmi les plus bas du monde, les salaires moyens qui atteignent à peine quelques centaines de francs mensuels... Bref, le tableau d'un pays qui figure parmi les plus pauvres du monde. Islamabad cloche. Cette ville sue l'argent. Soyons franc : cette ville pue l'argent. Et ils sont nombreux à en aimer l'odeur... La Cour de justice, le Parlement, la bibliothèque nationale, la mosquée sont d'immenses débauches de marbre blanc. Du luxe à l'état pur, qui fait sourire amèrement les Pakistanais des autres villes du pays, englués dans la pauvreté, la pollution et la chaleur. Les routes sont larges, aérées. Pas un seul rickshaw, uniquement des taxis jaunes. Des quartiers carrés, tronçonnés, répertoriés selon les lettres de l'alphabet. Des rues numérotées. Des maisons numérotées. Car tout ici est affaire de chiffres. Ou plutôt, tout est ici chiffre d'affaires.


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