L'école à Singapour |
Singapour - Le 15 février 1996
L'Etat qui gérait ses écoles
comme une entreprise
A Singapour, le ministère de l'Education ne prend aucune décision sans l'aval du ministère du Commerce. Histoire d'être bien sûr que les écoles ne formeront que de futurs employés, négociables au prix fort sur le marché de l'emploi intérieur ou mondial. Convaincue que l'informatisation lui ouvrira les portes du 21ème siècle, Singapour lance donc ses écoles primaires dans la course au high-tech. Avec un seul mot d'ordre : la rentabilité. Et un seul souci : le futur placement des petits Singapouriens dans la course à la compétitivité de demain. |
Surtout pas de gâchis. « Nous
n'avons pas de pétrole, ni aucune richesse naturelle.
Nos habitants sont notre seule force. Nous ne pouvons
donc nous permettre aucun gâchis ». Elle n'aura
prononcé que quelques mots en guise de conclusion. Pas
un de trop. Elle regarde sa montre,
déjà pressée de passer à un autre rendez-vous. Susan
Chan, responsable de la communication extérieure du
ministère de l'Education de Singapour, vient de conclure
son show. Minutieusement préparée, diablement rodée et
policée, cette femme énergique vient de brosser le
portrait irréprochable de l'éducation « made in
Singapour ». On en ressort ébloui. Un peu sonné aussi. Un seul mot d'ordre : la rentabilité. La petite cité-Etat gère ses écoles comme une PME japonaise. Zéro défaut, zéro stock, zéro gâchis... Le leitmotiv revient sans cesse dans ses propos. L'histoire est si séduisante qu'on en oublierait presque que les héros sont des enfants de six à onze ans. Madame Chan parlerait de produits si elle le pouvait : sélection des meilleurs, recyclage des imparfaits, adaptabilité continue de la chaîne de production... Sept heures par jour; six jours par semaine, quarante semaines par an, les 192 écoles primaires du territoire ont la lourde tâche de former les citoyens en herbe de la république de Singapour. Des citoyens que le gouvernement souhaite compétitifs, brillants, bilingues et responsables. Vaste programme. Singapour y a mis le prix : avec 4 milliards de dollars singapouriens par an (16 milliards de FF), l'Education nationale constitue le deuxième plus gros budget de la nation. Derrière la défense. |
A dix ans, le premier écrémage. A
six ans, chaque petit Singapourien entre donc dans la
course. Au programme : de l'anglais, une langue
maternelle (à choisir parmi le mandarin, le malais et le
tamoul), des maths, des sciences, de l'histoire-géo, de
l'éducation physique et la sacro-sainte leçon
d'éducation civique. La pression commence. Car en
quatrième année d'école primaire, l'écrémage va
commencer. Objectif : repérer la « crème de la
nation ».Dix pour cent des élèves, plus brillants
que leurs copains de CM1, iront dans la section 1. Cours
avancés et considération accrue. Un premier pas dans la
voie royale qui les mènera aux universités et donc aux
métiers les plus qualifiés. Et les mieux payés. C'est
qu'à Singapour, la réussite est jugée à l'état du
compte en banque. Une majorité d'élèves se retrouvera en section 2, celle des « normaux ».Moyennant quelques détours, quelques années d'études en plus, les meilleurs pourront eux-aussi accéder à l'université. Tout n'est pas perdu. Mais à ceux qui auront eu le malheur de prendre un peu de retard sur les autres, il restera la section 3, celle des « lents ». Des cours basiques, des sessions de rattrapage et surtout un étiquetage qui ne les quittera plus. La voie est ouverte vers les écoles techniques et les métiers les moins bien payés. Une perspective qui glace de nombreux parents. Théoriquement, il est possible de passer d'une section à l'autre : « J'ai déjà vu un enfant descendre de la section 1 à la section 2. Je n'en ai jamais vu remonter la filière » commente un professeur désabusé. « Dix ans me semble être un âge beaucoup trop précoce pour sélectionner des enfants et décider ainsi de leur futur. » Pourtant, les choses se sont améliorées. Voici quelques années, les enfants étaient sélectionnés dès neuf ans. Le ministère de l'Education a bien voulu concéder qu'il était un peu tôt... Lionel, lui, a soufflé ses dix bougies. Et il sait déjà qu'il ne réalisera jamais son rêve : devenir pilote de ligne. Il est en section 3. Il ne devrait pas l'être. D'ailleurs, ses parents le lui répètent sans cesse. |
Les cours privés
florissent. « Il y a énormément de
pression sur les élèves. Nous en avons conscience. Mais
ce sont les parents qui mettent cette pression. Nous leur
demandons de rester réalistes sur les possibilités de
leurs enfants. En vain » commente Madame Chan.
Evidemment, tous les parents ne font que souhaiter le
plus bel avenir possible à leurs enfants. Dans un
système aussi compétitif, chacun s'est donc adapté, à
grands renforts de cours privés. Les gamins, déjà sonnés par
des programmes « bien lourds », de l'aveu
même du principal de l'école primaire Xin Min,
s'attellent encore à la tâche plusieurs heures chaque
jour. Les cours privés florissent. Objectif : aider les
meilleurs à surnarger dans en section 1. Chaque année,
ceux-ci courent en effet le risque de passer dans la
section inférieure. Les résultats ne doivent surtout
pas baisser. Une horde de professeurs privés y veillent.
Pour les autres parents, il s'agit surtout de s'accrocher
au maigre espoir de voir leurs enfants monter dans une
section supérieure. « Je quitte l'école à quatorze heures, après sept heures de cours. Je croque un sandwich à la cafétéria de l'école, puis je saute dans un bus pour rejoindre mon tuteur. On fait des maths et des sciences, mes deux points faibles. Ensuite, vers 17 heures, je rentre chez moi. Mes deux parents travaillent. Je prépare donc souvent le repas. Vers vingt heures, je me mets à mes devoirs. Je me couche vers 22 heures. Pour me lever le lendemain à six heures. » Les jeux, la télé, la Game Boy ? « Le dimanche, quand j'ai du temps ». Lionel sourit. Sa vie n'est pas différente de celles de ces camarades. De quoi pourrait-il bien se plaindre ? |
Alerte à la discipline. La pression
n'est cependant pas absente des écoles de Singapour.
Récemment, le ministère de l'Education a tiré la
sonnette d'alarme. Toujours un peu alarmiste, soucieux
d'éteindre l'incendie avant même que le feu ne se
déclare, le ministère affirmait presque que la
rébellion était proche dans les écoles du territoire.
Fumeries dans les toilettes, insolences, gangs de rues,
devoirs non faits, cheveux trop longs, retards trop
fréquents... Certains s'ingénieraient même à rater le
rituel matinal et quotidien du lever du drapeau à
l'école. Singapour s'inquiète. Un syndicat propose
d'installer des commissariats dans les écoles. Plus
prosaïque, le ministère a
récemment enjoint aux parents de mieux surveiller leur
progéniture. Les cours d'éducation civique ont été
renforcés. Une commission nationale de l'Education a
été mise en place. L'alerte a été chaude. Le
ministère surveille depuis de très près l'évolution
de la rébellion potentielle. Les autorités éducatives gèrent le présent avec zèle mais n'en oublient pas pour autant de planifier l'avenir. Des sommes fabuleuses ont été dépensées cette année dans l'informatisation des écoles primaires. L'ordinateur doit bientôt remplacer les stylos de grand-papa. C'est écrit dans les discours officiels. C'est que de grandes ambitions planent sur les écoles du territoire et sur leur jeune population : « Dans les prochaines années, nous allons faire face à une énorme demande de main-d'oeuvre formée aux techniques de l'informatique. Singapour a toujours devancé les avancées de l'économie mondiale. Tous nos enfants doivent donc savoir utiliser un ordinateur pour faire face au marché de l'emploi de demain » explique Jeanne Ho, fonctionnaire en charge de l'informatisation des écoles primaires au ministère de l'Education. Singapour veut devenir la vitrine technologique du continent asiatique. Chen, qui vient fêter ses six ans, n'en a pas encore conscience. Assise devant son ordinateur, en première année d'école primaire, cette fillette haute comme trois pommes prépare pourtant le 21ème siècle. En toute innocence. « Nous préparons nos enfants à vivre dans un monde ultra compétitif. Nous tenons à ce qu'ils puissent y réussir ». Chen a eu six longues années pour vivre en dehors de ces préoccupations d'adulte. Il est maintenant grand temps qu'elle entre dans la course. |