Boxe Thaïlandaise

Bangkok, le 10 avril 1997


A l'école de la hargne

En Thaïlande, toutes les écoles ne ferment pas pendant les grandes vacances, en mars-avril. Des milliers de gamins continuent les cours. En short scintillant, ils apprennent les techniques de la boxe thaïlandaise. Souvent issus de familles pauvres, ces petits boxeurs ont une idée fixe : accéder à la gloire et gagner des fortunes sur les rings des grands stades de Bangkok. Portrait de ces combattants miniatures, dévoués corps et âmes à un sport très violent.

 

e petites jambes musclées et nerveuses émergent d'un short en satin orange. Elles virevoltent, sautillent et soudain, partent en diagonale frapper un sac de sable situé à un mètre du sol. La violence du coup est surprenante. Le propriétaire des gambettes arrogantes vient de souffler ses treize bougies. Tout petit, il paraît avoir dix ans. Il est très mince, presque fluet. De son prénom de naissance, du village du nord-est de la Thaïlande dont il est issu, de sa famille restée là-haut, il semble avoir tout oublié. Dans ce pauvre hangar en tôle de Bangkok, Nithikun n'est connu que sous son prénom de combat : "Falhun". L'entraîneur pose une main fière sur les cheveux rasés du gamin : "En thaï, "falhun" ça veut dire tonnerre".

Falhun est l'un des poulains les plus prometteurs de l'écurie de jeunes boxeurs de Lonkiong Jian. Une école de boxe thaïlandaise installée dans un vieux garage d'un quartier périphérique de la capitale. Une école qui a offert à la Thaïlande certains des boxeurs les plus connus du pays. "Ici, la boxe thaïlandaise, c'est comme le foot en Europe. Tous les matchs importants sont retransmis à la télé. Les foules se déplacent pour les boxeurs les plus réputés." Falhun écoute tranquillement son entraîneur. Il a remis son pantalon et son tee-shirt. Un gamin comme les autres...Si ce n'était cette bouille renfrognée, ce petit nez déjà déformé et cette arcade sourcillère cachée par un pansement souillé.


Cinq heures d'entraînement quotidien
Voilà deux ans qu'il s'entraîne tous les jours. "Mon père nous emmenait voir tous les matchs de boxe avec mon petit frère. Un jour, nous sommes tous les trois partis quelques jours à Bangkok. Mon père voulait nous présenter à l'entraîneur de l'école, qui nous a pris un mois à l'essai. Depuis, on habite ici". Une vingtaine de gamins, âgés de 7 à 21 ans, vivent au camp à temps plein. Ils ont été sélectionnés par l'entraîneur, une ancienne star des rings. Pour le moment, aucun de ces gamins ne paie de frais de scolarité : "Le temps viendra. Nous savons qu'ils deviendront de grands boxeurs. Nous prélèverons alors de l'argent sur leurs cachets, qui peuvent atteindre 10.000 FF pour les plus grands matchs ! " détaille le directeur du camp. Chaque jour, le programme est le même. On commence par trois heures d'entraînement aux aurores : dix kilomètres de jogging, du saut à la corde, des exercices de frappe au sac de sable, des abdos et enfin des mini-combats sur le ring bricolé dans un coin du garage. Ruisselants de sueur, haletants, les garçons passent à la douche avant de prendre le chemin de l'école toute proche. "En ce moment, c'est les vacances. On est plus relax avec eux : ils peuvent regarder la télé ou jouer ensemble..." Vacances ou pas, l'entraînement, lui, ne varie jamais. A 16h30, tous remettent ça pour deux heures. Jogging, sauts, exercices de frappe, simulacres de matchs... Des journées épuisantes. Penché sur un livre qui retrace les légendes des grands boxeurs, Falhun baisse la garde et accepte de se confier un peu : "C'est violent. Ca fait mal. Je suis souvent blessé. Mais quand je suis sur le ring, je ne sens plus la douleur. Je ne ressens plus qu'une seule chose : la hargne. Je suis là pour gagner."


Des paris sur des enfants de neuf ans
Son petit frère, surnommé "Pet Ubon" ("Diamant du nord"), passe au massage. Huilé par l'entraîneur, frictionné, réchauffé malgré la lourdeur du soleil, Pet Ubon se prépare pour le match de ce soir. Il va se battre contre un gamin de son âge, issu d'une autre école de Bangkok. Les minis boxeurs sont des attractions dont raffolent les Thaïs. Les paris d'argent iront bon train. Ce soir, c'est dans une kermesse organisée par un temple bouddhiste que Pet Ubon devra faire ses preuves. Tous embarquent dans le minibus du directeur. Arrivé au temple, Pet Ubon s'isole pour se concentrer. Le gamin est tendu, muet. Le temps file. On le masse à nouveau, on bande ses mains avant de les enfermer dans des gants qui semblent énormes pour son petit corps. Pet Ubon met sa coquille et son dentier. L'heure de monter sur le ring est venue.

L'entraîneur noue solennellement un bandeau autour de sa tête. La prière qui précède le match va commencer. Pet Ubon enjambe les cordes et se lance dans la danse traditionnelle destinée à honorer la divinité du ring. Le gong retentit. Les deux gosses ne prennent même pas le temps de s'observer. Les coups pleuvent. La violence est inouïe. Tout est permis, sauf de mordre ou de taper un adversaire à terre. La foule massée autour du ring hurle, encourageant l'un ou l'autre gamin. L'entraîneur est dans tous ses états. Falhun, le frangin, sue à grosses gouttes et peine depuis son banc avec le cadet.
Cinq rounds de trois minutes s'écoulent dans une atmosphère de folie. Le gong retentit. L'arbitre prend le poing de Pet Ubon pour le lever. "Le diamant du nord" a gagné. Tout sourire. Il descend du ring. S'assied quelques secondes puis se redresse, incapable de tenir en place. Les minutes passent, l'entraîneur et les élèves félicitent le gamin à grands renforts de bourrades. Pet Ubon grimace et grogne : "C'est après que ça fait mal". L'ambiance retombe doucement. Falhun pose un bras protecteur sur l'épaule de son petit frère et l'emmène, clopinant, vers le minibus. L'entraîneur hoche la tête en souriant : "Ces deux là monteront à Lumpini, le plus grand stade de Bangkok, à 16 ou 17 ans. Ils feront des fortunes, j'en suis certain." Ils en auront largement payé le prix avant.

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